Gérard XURIGUERA
Alliée de la concision et de la clarté, la sculpture de Deverne privilégie conjointement l’esprit de construction. En expansion constante, tantôt gouvernée par un mouvement ondulant à la base de spirales ou de demi-cercles, tantôt par un mouvement étagé plus resserré, mais ces structures, soit levées en colonnes torsadées soit posées en relief comme une floraison d’anneaux, de s’animer progressivement en jouant des pleins et des creux, de l’ombre et de la lumière, des oppositions entre les circuits alvéolaires, et de la somme des tensions visibles et invisibles qui en dispensent le flux étudié. La variété des ressources combinatoires de l’alphabet géométrique, manifestées par un aménagement spatial d’une grande finesse vibratoire, déploient ici, sans aucune rigidité, mais au contraire une légèreté aérée, leurs fastes austères.
Cependant, par la nature de ses composantes, le glissement en amont et en aval de ses forces directrices, ses éléments stratifiés conçue en vue de son intégration à l’architecture, elle unit création et fonction, car l’homme se saurait vivre en niant ce qui l’environne.
Par ailleurs, même lorsqu’elle s’accommode de dimensions modestes, elle échappe au statut d’objet, par qu’elle distille en permanence une énergie conquérante qui amplifie sa respiration en multipliant ses pouvoir.
En outre, la répétition articulaire d’une forme identique, hélicoïdale trapézoïdale ou rectangulaire, la juste appréciation des rapports et leur croissance irréductible, enrichissent cette impression d’élan hors limites.
Rien en effet n’y est clos, en suspens ou en arrêt, ni laissé au hasard, mais agencé patiemment à partir des antagonismes confrontés, bientôt fondus dans le respect des équilibres instaurés avec une éloquence intérieure aussi rigoureuse qu’expérimentée.
A l’écart de toute anecdote, élaborée avec les moyens les plus quintessenciés, cette syntaxe dénuée d’effets indus, sait faire son profit des moindres déclivités, des moindres cambrures ou croisillons imprimés au matériau, ou encore de chaque excroissance, de chaque armature inclinée ou debout, pour instruire un vocabulaire qui porte sa marque propre.
La fausse froideur du métal: maillechort, aluminium, acier inoxydable ou cor-ten, permet au technicien fervent les plus exigeants alliages, les plus périlleux contrepoints, sans jamais circonvenir le rythme central de la composition, la condensation de son intensité, et par là, l’unité globale de l’œuvre.
Enfin, lorsque la couleur intervient et habille des mosaïques ou les collages de ses atours pluriels, on retrouve le même sens de l’espace, la même tension des contraires, la même récurrence quasi obsessionnelle des éléments déhanchés et ajustés selon leurs propriétés chromatiques, mais dans ces régions, c’est davantage l’harmoniste que le coloriste qui parle.
En couleur et non-couleur, depuis longtemps dotée de son ordre intérieur, la démarche de Deverne n’en finit pas de dialoguer avec l’espace qui nous entoure.
Lydia HARAMBOURG
Le travail pluriel, de Deverne, s’impose d’emblée à nous comme l’expression vivante de notre temps qui aspire à réinventer l’espace public, et tend à redéfinir les bases d’une collaboration plus étroite entre artiste et urbaniste au sein d’une société en pleine mutation.
Dans sa spécificité profonde, la sculpture convoque l’espace pour un dialogue avec la lumière dont l’unité formelle confère à l’œuvre son identité. Aujourd’hui, elle ne peut plus prétendre à n’être qu’une statue ou un monument. Au XXe siècle, la relation emblématique qu’entretient la sculpture avec l’architecture a instauré une dialectique qui vise à la synthèse des arts tout en réservant à ceux-ci la place privilégiée qui leur revient au cœur de la Cité. Cette interaction, entre art et architecture, n’a pas échappé au sculpteur Deverne, qui peut tout autant se dire plasticien, au sens le plus noble du terme, dans sa volonté d’entretenir une connivence entre l’art et la fonction, la liberté expressive d’un langage et les contraintes imposées par un cahier des charges en réponse aux attentes du corps social. Son engagement participe à cette renaissance d’une collaboration entre l’artiste et l’architecte et celle des arts appliqués promus à retrouver une place insigne dans le vaste projet d’une intégration de tous les arts. Gropius et le Bauhaus oeuvrèrent efficacement en leur temps à leur décloisonnement que Deverne a mis au centre de toute sa réflexion plastique. Il prétend à la totalité, et pense donc fusion des disciplines. Vivre l’art au quotidien dans l’héritage précisément de l’enseignement du Bauhaus en unissant l’art et la rue, l’a fait opter pour une abstraction dont la cohérence ne se démentira pas. Aux lois d’une organisation structurelle, répondent celles de l’équilibre, de l’harmonie dans un désir pudique mais bien réel, de provoquer la surprise au sein de la beauté naturelle offerte par un registre de formes issues d’un vocabulaire géométrique vite identitaire de son expression.
Sa formation simultanément fortifiée par le double enseignement qu’il reçoit aux Arts décoratifs et aux Beaux-Arts de Paris, lui fait maîtriser un certain nombre de techniques, toutes soumises à la discipline du dessin. Dès maintenant il faut poser comme acquis, qu’expression artistique et métier sont indissociables. Sa main est en prise immédiate sur la pensée et l’atelier abrite aussi la table d’architecte où le dessin associe l’analyse et l’esprit de création. Qu’il travaille le métal pour ses sculptures, la mosaïque, compose des cartons de tapisserie, ou encore s’adonne au collage, il pense espace architectural, ce que Le Corbusier appelait l’espace indicible. C’est bien de cela qu’il s’agit lorsqu’il réalise la grande sculpture-mosaïque, Les Miroirs, pour La Défense (1981). Constituée de dix cylindres monumentaux, l’oeuvre fonctionne comme une métaphore de l’invisible et du visible à partir d’un jeu dans lequel chacune des composantes structurelles se prête au rythme induit par le principe de la pose en écaille. Cette oeuvre est significative de sa démarche plastique qui associe la forme à l’espace, dynamise les volumes en libérant la sculpture de l’idée de statuaire. Chez lui, toute forme, qu’elle soit à l’état de maquette ou de sculpture, postule son déploiement dans l’espace. Par le choix de ses configurations formelles et récurrentes de l’obélisque, du pylône, du totem, de la tour, de la pyramide, de la sphère, Deverne transfigure un lieu pour un parcours vécu. Ses très nombreuses interventions, dans des espaces publiques, en France et à l’étranger, ou bien associées à des architectures, déclenchent un champ énergétique dont il faut chercher l’origine dans une construction en constante expansion. Mus par des forces internes, les volumes sont l’enjeu de tensions qui se concrétisent dans une poussée linéaire ondulante, porteuse de l’énigme d’une présence qui nous force à nous déplacer, à tourner autour de l’oeuvre afin d’en mesurer l’amplitude spatiale et ascensionnelle en phase avec le monumental. Car si chaque face est unique, elle reste constitutive de l’ensemble tout en démultipliant les points de vue, par un rituel d’aller et venue qui contribue à nous faire vivre l’espace.
Ayant choisi le principe de la répétition articulaire d’un module, Deverne contourne l’écueil de l’ennui en recourant à une diversion baroque dans un langage qui postule la rigueur. Pour l’exprimer, il choisit le métal, comme nombre de sculpteurs de sa génération, qui expérimentent les techniques de coupes, de soudures, et de pliages. En découpant sculpturalement suivant un contour donné, puis en superposant en feuilletage des plaques d’aluminium, de maillechort, d’acier inoxydable ou d’acier cor-ten, il procède par enchaînements et ruptures et nous fait accéder mentalement et physiquement à l’espace tangible. Légèrement décalées suivant un principe giratoire, les feuilles profilées en spirales ou semi-sphériques dispensent un flux ininterrompu réactivé par un mouvement torsadé. Il met au jour des résistances continues et discontinues invisibles, qui, au –delà de tout mimétisme, induisent l’idée d’un système d’alvéoles, d’ornements ruchés, plissés, gaufrés, froncés d’une grande rectitude géométrique, contredite par un lyrisme qui cristallise chaque forme en un signe matérialisé et suspendu dans l’espace. Tous ces motifs caractérisent un glossaire très personnel. Ils accompagnent intimement le mouvement pivotant ou spiralé de l’obélisque tout en respectant l’articulation de ses composantes ouvertes sur la lumière. Objet de désir, la spirale est signe de vie. Elle est, présence d’une énigme dressée, auquel notre regard s’attache, séduit par l’impression d’un élan que procure le rétrécissement progressif de la sculpture qui s’étire vers l’infini.
Lorsque Deverne réalise des sculptures murales intégrées dans une structure architecturale, il réitère son œuvre face à face avec l’espace. Elles incarnent son art qui réaffirme son inscription dans la dialectique, sculpture et architecture. Ici, il lui faut prendre en compte les circulations naturelles, celle des variations de la lumière, du vent et de la pluie, en tentant d’extraire de la masse statique du bloc, chaque dispositif où se croisent les lignes de force, sur une déclivité qui devient un nouvel interlocuteur. Chacun de ses projets relance son imaginaire et renouvelle son vocabulaire formel dominé par la ligne et le trait. Géomètre intuitif, il quête l’élan invisible des forces directrices tapies dans un fonctionnalisme qui s’agrémente d’une ornementation. Lisibilité et rêve ne sont pas incompatibles pour celui qui veut surprendre. La déclinaison plastique en feuilleté tranchant, d’une norme identique, quel que soit son profil, hélicoïdal, trapézoïdal, triangulaire ou rectangulaire, se conjugue avec son orientation qui varie de façon à accrocher la lumière et créer des bouches d’ombre.
A la subtilité vibratoire et sensible s’ajoute la bichromie, la couleur intervenant chez lui comme un élément complémentaires aux combinaisons issues des données mathématiques et du jeu alvéolaire qui caractérise ses hauts reliefs en aluminium et ses mosaïques. Cette articulation débusque une cadence, un rythme centré sur des équilibres cachés laissant émerge un dispositif d’enchaînements entre les pleins et les creux afin d’intégrer la lumière aux volumes. La lumière, uniforme, construit l’espace tandis que les formes abstraites, nées d’une équation calculée, combinent lignes et volumes, plans successifs pour une composition dans lequel le vide s’anime.
Penser la sculpture dans sa plénitude pour un dialogue harmonique dans l’espace public est une volonté de s’ouvrir sur l’avenir. En tant que sculpteur Deverne analyse mentalement l’espace perceptif qu’il traduit en géomètre. Ses sculptures s’ancrent dans leur époque. Elles offrent des combinatoires infinies, en réponse aux interrogations stylistiques. Chez lui, l’ordre prévaut dans une construction de formes euclidiennes régit par les lois physiques conformément à l’esprit architectonique qui l’anime. Mais l’orthogonalité s’infléchit d’une inventivité propre à l’artiste. Celle-ci pactise avec son imaginaire dans des collages dont on devine la part dont ils sont redevables à l’art cinétique qui fascine Deverne. Le cinétisme l’a tôt intéressé par ses capacités à déclencher l’illusion optique et la magie visuelle inhérente au mouvement hérité des constructivistes. La démultiplication en facettes stratifiées renoue avec le mouvement ascensionnel des sculptures. Il découvre avec le principe du collage la possibilité de fractionner la forme en transformant le plan coloré en une succession de parallèles colorées ou monochromes, qui disposées verticalement ou horizontalement se modifient avec le temps. Comme avec les sculptures, ses émaux, ses collages nous incitent à nous déplacer. Ces images géométriques se parent d’une séduction qui produit un effet rétinien d’une dynamique chromatique.
Deverne a mis en place une vision à deux temps. Stable et animée, l’œuvre porte sa réalité. Pensée comme une forme évolutive, la sculpture, le mural ou les collages engendrent des volumes dans l’espace dont la monumentalité ne dissimule pas les apparences sensibles. Réveillées par la couleur ou non, elles prennent corps de la lumière qui font vibrer les formes. L’œuvre de Deverne concrétise un phénomène réel et actuel auquel son langage donne une dimension universelle, comme en témoignent ses nombreuses réalisations disséminées à travers le monde.
Luc BROSSOLLET
Certes, rien de nouveau. Les œuvres d’art sont mortelles et les « assassins » nombreux. El Greco proposait – rien de moins – de peindre une nouvelle fresque sur le jugement dernier de Michel Ange à la Sixtine. Une cause, indiscutable paraît-il, celle de la défense nationale, parfois même s’en mêlait, fondant le chef-d’œuvre en boulets de canon. Toujours les bonnes raisons pullulaient d’anéantir les créations du temps passé, témoins inutiles et encombrants. Le sort le plus enviable de l’œuvre d’un artiste consistait à » tomber dans l’oubli » (La Tour). Oubli préservant sa chance, plus tard, peut-être, de redevenir objet d’intérêt, de curiosité, d’étude, de commentaires, de soins et de conservation. Mais le temps s’accélère, le progrès progresse…!, l’heure est au « besoin » de changement, c’est-à-dire au renouvellement incessant. Une mode chasse l’autre. Mais faire oublier la précédente s’avère insuffisant. Toute trace de ce qui vient à peine de naître doit être effacée. Résultat : de mémoire d’amateur, on n’avait jamais vu que les œuvres disparaissent du vivant de leur auteur (sauf celles par lui jugées indignes de lui survivre, c’est-à-dire de s’éterniser). C’est chose courante désormais, dans l’indifférence généralisée et au bénéfice d’une ignorance quasi revendiquée.
Regardez DEVERNE ou plutôt souvenez-vous : la fontaine « petite planète » de la Garenne-Colombes, Place de Belgique, avec ses émaux, heureuse diversion pour l’œil de l’automobiliste, sacrifiée pour quelques mètres carré de bureaux supplémentaires (et quelques euros de plus de taxes professionnelles … ) ; l’aérienne et verticale (12 mètres) fontaine de Parinor, miracle de légèreté, inaugurée en 1974 est détruite (quand?) … pour être remplacée par un manège pour enfants avec « petits chevaux de bois »… en résine ; les bas-reliefs en pierre de bourgogne ornant le hall d’accueil de l’un des immeubles des maréchaux (à peine inaugurés que déjà détruits, une sorte de record!) ; la mosaïque du siège de SIEMENS à la Tour Pleyel (Saint-Denis).
La liste de ces œuvres détruites est longue. Elle ne cesse de s’allonger. N’oublions pas ces bas-reliefs décorant le hall d’entrée d’une HLM de la RIVP (Organisme bourré de bonnes intentions), déposés lors de travaux de réhabilitation et … perdus. (Des parties communes désormais privées de décor mais, n’en doutons pas, munies de boîtes aux lettres » aux normes » ; nos impératifs, comme nos exigences, en disent malheureusement long sur nous-mêmes.)
Voici l’artiste mué en « garde-chiourme » de son œuvre, veillant à sa pérennité, à son entretien, adressant ici et là des lettres de rappel, des mises en demeure. Et le voilà qui s’attire des réponses, plus ou moins aimables, d’une tonalité bureaucratique, où s’entend cette arrière-pensée : « il ne manque pas d’air l’artiste. Il nous a vendu une œuvre et en plus il exige qu’on l’entretienne! ». Et pour finir, cette ultime étape, la défense de l’œuvre…, mais de l’œuvre disparue, et devant des juridictions où ce n’est point d’esthétique que l’on discute. Résumons : plus de commandes mais des procès !
L’époque, impatiente, sotte, médiocre juge, oublieuse de ses artistes (sauf les exceptions qui confirment la règle) me rend pessimiste et, partant, … injuste à mon tour. Comment faire preuve de pessimisme quand on évoque DEVERNE, l’homme, son œuvre ?
L’œuvre d’abord, d’une confiance inébranlable dans la recherche de formes nouvelles, dans l’utilisation de nouveaux matériaux, bref toute entière tournée vers la modernité. La sculpture de DEVERNE, heureuse accompagnatrice d’une architecture d’avant garde, souvent monumentale, se soucie de qui la regarde, de qui la côtoie. Elle ne renonce ni au dialogue ni à l’humain.
L’homme ensuite, dont l’énergie nous déborde, en proie à une inextinguible envie de travail, créateur de grand appétit, l’exact contraire d’un pessimiste amer. Qui le rencontre l’aime. Qui le connaît goûte son travail. Travail dont la grande diversité est à souligner (DEVERNE dessine mais qui le sait ?). Longue vie à DEVERNE et à son œuvre.